I est ma lettre préférée car elle se tient droite, impériale, impérieuse, inimitable. Majuscule ou minuscule avec son point final en guise de chapeau, elle est stoïque, unique, inébranlable, héroïque et ne laisse indifférent que les imbéciles. Simple, efficace, pratique, économique à écrire quel que soit le support, elle se dit facilement. Elle nous relie directement au phénicien par sa forme et au latin par son fond. Dans mon dico sans queue ni tête j'en avais fait l'éloge il y a un siècle en la liant à IDÉE. Pour ceux qui n'étaient pas nés, je le remets en ligne.
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« I » interpelle, fait rire mais aussi penser, avec idée et ses sous-produits plus ou moins dévoyés.
Malgré son intelligence supérieure, l’homme a une prédilection pour les idées simples. Elles ne sont pas l’apanage des simples d’esprit mais de tous ceux qui s’en remettent aux lois de la nature, à la gouvernance des vieux reflexes conditionnés ou à l’appel des sens aiguisés par l’appétit de la bonne chair. Faciles à trouver, à dire et à mettre en œuvre, elles laissent le temps de penser à rien, de faire la sieste, de perdre patience. Le bon sens populacier dit qu’elles sont les meilleures. Son avantage décisif et qui la met en premier est que, courte, elle retient peu l’attention qui, au-delà de la tierce est irrésistiblement attirée ailleurs par une mouche, une démangeaison, une petite faim, un besoin de changer d’air ou d’allumer une allumette. Les neurones aiment à rester inoccupés et travaillent plus facilement en sous qu’en surtension. L’idée simple est en concurrence féroce avec un tas d’idées qui n’ont pas sa sublimissime simplicité.
L’idée reçue est la préférée du père et de la mère. Ayant fait ses preuves ailleurs, consensuelle, conventionnelle, acceptée du plus grand nombre, elle les conforte dans leur opinion. Elle renforce la bonne idée que l’on a de soi et la mauvaise des autres, justifie tout ce que l’on pensait déjà et évite les désagréments de modifier un jugement, son caractère définitif créant un sentiment de sécurité bienvenu en ces temps aléatoires et de nuages noirs porteurs de pluies critiques. Savoir que les dirigeants en place et ceux qui veulent y venir appliquent ou ont un programme plein d’idées reçues, donne une illusion d’éternité qui rassure.
Forte de ce quitus, l’idée reçue occupe toutes les conversations, fonde la politique, la religion, établit la famille, conduit son monde.
Une petite révision des idées reçues est toujours utile. Elle permet de s’assurer qu’aucune n’a été oubliée, qu’elles sont prêtes à l’emploi. Elle a une particularité étonnante qui la rend, pour une fois, originale : l’idée reçue ne l’est pas de la même façon par tous. L’idée bien reçue par monsieur Martin devient outrageante, passible des tribunaux pour monsieur Dupont dont elle met en doute l’honneur, la probité et la vertu de quelqu’un qui s’en serait bien passé :
- l’argent ne fait pas le bonheur, contrairement au trèfle à 4 feuilles ;
- la fortune sourit aux audacieux ;
- une hirondelle ne fait pas le printemps ;
- la SNCF est un service public de grande qualité ;
- la gauche est proche du peuple ;
- la droite fait le jeu du grand patronat ;
- Monsieur, je ne vous permets pas de dire du mal de (au choix : l’armée, le pape, Napoléon, la reine d’Angleterre, Tino Rossi, un académicien, un chrétien, un juif, un musulman) ;
- Mange ta soupe si tu veux grandir.
Ne nous moquons pas de l’idée reçue. C’est le conservatoire national des valeurs normatives.
L’idée peut être bonne ou au moins pas bête, si elle donne à penser. Il s’agit alors d’une idée forte ou sa pareille, avec trait d’union, l’idée-force. Elle impressionne quand la martèle celui qui est capable d’aller jusqu’à son bout. L’histoire a malheureusement prouvé que l’idée forte mute facilement.
Elle devient l’idée fixe. Le fou qui se prend pour ce qu’il n’est pas, le quidam anonyme qui n’en fait qu’à sa tête ou le président qui a décidé qu’il avait raison contre le vent et la marée en sont affectés. Celle du tyran amené au pouvoir par les colonels, le peuple, ses convictions, mérite une mention spéciale. Faire le pire, pratiquer l’horreur, y recevoir l’aide nécessaire des uns contre les autres, suppose une idée fixe et forte en forme de slogan facile à étaler sur les murs, à chanter, qui aide à défiler, à guerroyer et à mourir pour une partie de la patrie. Quelques unes restent dans les livres d’histoires noires :
- l’ennemi, c’est l’autre ;
- épurons la race de ses éléments impurs ;
- nous allons faire le paradis pour tous et sur terre ;
- la dictature du prolétariat va faire le bonheur des masses laborieuses ;
- apporter la vraie foi aux incroyants vaut bien une guerre de religion.
L’idée fixe ne devient pas toujours sanglante et il n’y a qu’un hasard de circonstances tragiques qui amène les khmers rouges au pouvoir. Elle peut être au départ une bonne idée qui, à l’usage, se révèle une fausse bonne idée. Son domaine de prédilection est la politique politicienne. Dépourvus de toute sagesse, incapable de réflexions profondes, pressés par l’ambition et les petits copains de la même promotion qui ont le même appétit dévorant, ils piochent dans le réservoir des idées simples, reçues, fortes et capables de fixer l’attention jusqu’au vote final. Il s’agit d’un recyclage d’idées anciennes que l’inculture, l’amnésie, le décervelage font facilement passer pour des idées neuves, malgré un lourd passif d’échecs, de désillusions, de catastrophes. Elles sont inoxydables et on en parlera encore demain :
- éradiquer la pauvreté ;
- faire les réformes nécessaires ;
- changer les comportements ;
- redistribuer les richesses ;
- remettre tout le monde au travail ;
- faire rendre gorge aux profiteurs ;
- apporter de l’eau aux moulins ;
- libérer les forces vives de la nation ;
- sauver les meubles ;
- construire un socialisme à visage humain ;
- construire un capitalisme à visage humain ;
- développer le plein emploi ;
- travailler plus pour gagner plus ;
- gagner plus pour économiser plus ;
- économiser plus pour avoir une retraite plus grosse ;
- donner le bac à tous les élèves ;
- éduquer pour en savoir davantage ;
- l’éducation, la santé, la sécurité, la retraite pour tous, voilà le bon choix.
Les idées fixes sont toujours des fausses bonnes idées qui sont des idées utopiques, construites sur du sable et incapables de résoudre le moindre problème car :
- les réformateurs sont soit incapables de réformer, soit prédestinés à se réformer eux-mêmes très vite ;
- le sauveur annoncé, face aux périls ne songe, très vite, qu’à son propre sauvetage;
- l’impossibilité de tenir ses promesses conduit irrésistiblement le prophète soit à les oublier pour se contenter s’assurer le service minimum soit à faire le contraire de ce qu’il avait promis, le cours des choses s’étant malheureusement inversé malgré ses efforts dans l’intervalle ;
- l’obligation de tenir les engagements des clauses secrètes de traités assassins, signés du gouvernement précédent, fait d’irresponsables majeurs oblige à surseoir au train de réformes qu’il avait été prévu d’engager aussitôt que possible ;
- l’obstruction non déguisée d’une fraction de la population habituée à profiter des avantages indus liés à une position dominante acquise à des moments faciles empêche toute avancée significative dans la voie des réformes pourtant rendues nécessaires par l’évolution des sciences, des techniques, la poussée démographique des pays émergents à forte intelligence, au travail assidu, aux bas salaires et à la jeunesse conquérante qui ne s’embarrasse pas des idées reçues, des rentes de situation et des habitudes des chers beaux-vieux pays en voie d’entrer dans l’oubli de l’histoire des civilisations disparues.
L’idée fixe a le grave inconvénient de ne pouvoir bouger avec son participe passé définitif. La situation est rendue inextricable par cette position impossible à déménager. Fixe et fixée, elle fait le vide. Chevillée au corps, elle ne part généralement qu’au pas lent du corbillard. Elle laisse des traces quand, déshérités, les héritiers s’en souviennent longtemps.
L’idée tabou est la plus ancienne. Elle ne reste en vigueur que dans quelques tribus inconnues de Papouasie du Nord. Respectueux de la coutume, des croyances ancestrales, de la tradition orale et du culte des anciens, je n’en parlerai pas, n’insistez pas.
L’idée dérangeante appartient au clan ennemi des idées simples, reçues, fortes et fixées. Elle lui doit sa réputation sulfureuse. Son seul tort est de bousculer les habitudes établies avec toutes leurs aises et devenues, par la force conjuguée de l’inertie, de l’aboulie dépressive, de la paresse et des avantages acquis tant bien que mal, un état dans l’état.
Un pays rassis, habité par une population vieillissante, aux valeurs de père de famille, adepte d’une religion traditionnelle, régi par le code Napoléon, ne pouvait que la haïr et plébisciter les autres.
L’idée originale, née d’une réflexion personnelle après l’observation d'un évènement étonnant est exceptionnelle. Elle a du mal à surgir, à mûrir, à se faire une place ou, au contraire, elle jaillit, transperce, éblouit, sans savoir d’où elle vient. Elle a du mal à se placer car elle se trouve confrontée à un tas d’idées reçues qui n’ont pas envie d’être évincées. Entrer dans la discussion, ouvrir le débat, se faire entendre est déjà un exploit ; se faire accepter en est un autre. L’idée originale est pourtant la seule façon de remettre la machine en marche, de réveiller les gens. Dans le pays des idées reçues, fortement fixées, ces qualités sont un handicap insurmontable. Sa seule chance d’être acceptée est d’être reçues à l’étranger et d’en revenir longtemps après, respectée, couverte de la gloire d’y avoir été reconnue belle et bonne.
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