Ed McBain, le grand et prolifique romancier italo-américain,
célèbre pour sa saga du 87è district, évoquait dans son roman « Romance »
(1995, éd. Omnibus, p. 188) la profondeur du fossé qui sépare les communautés
blanche et noire et les raisons d’une évolution qui le rendait pessimiste. Avec
le retard habituel sur l’Amérique et avec un entrain qui fait peur, la société
française emprunte le même chemin, commet les mêmes erreurs et se prépare le
même avenir.
« Il
n'y avait plus de Grand Creuset, c'était ça, la tragédie. Nous étions censés
les accueillir tous, leur ouvrir les bras, les serrer contre nous, les chérir
autant que les nôtres, et faire d'un millier de tribus une seule tribu grande et forte. C'était l'idée. Pas
mauvaise, à vrai dire. Un seul peuple. Une seule tribu bien convenable, honnête
et brave.
Mais quelque
part en chemin, l'idée avait commencé à se désagréger. Elle avait duré plus
longtemps que la plupart des idées en Amérique, où tout est en changement
incessant. En Amérique, il y a toujours un nouveau président, une nouvelle
guerre, une nouvelle série télévisée, un nouveau film, une nouvelle
émission-débat, un nouvel auteur brillant. Étant donné la surabondante masse
d'idées qui inonde l'Amérique à tout moment, jour et nuit, nuit et jour, il n'est
pas très surprenant que des gens aient commencé à se dire que l'idée de
mélanger toutes ces couleurs, toutes ces langues et toutes ces cultures,
n'était pas si brillante, finalement. Ce fut probablement au moment où la
flamme brûlant, forte et vive, sous le gigantesque chaudron de cette
ville-porte d'entrée avait commencé à se réduire, jusqu'à n'être plus assez
forte pour assurer la fusion.
À présent, l'idée
brillante consistait à maintenir séparés les héritages de terres lointaines et de langues étrangères. À ne
pas ajouter ces trésors à celui de la
tribu solitaire, à ne pas partager cette richesse avec les autres membres de la grande tribu, mais au
contraire à protéger ce magot de
toutes les autres hordes, à garder cette fortune à jamais séparée.
Alors qu'autrefois
la formule « séparés mais égaux » était honnie, on la considérait à présent
comme un objectif auquel tout un peuple pouvait aspirer. Hé, séparé, mec, ça me
botte ! Du moment que c'est égal aussi. Là où la généreuse idée d'une «
coalition arc-en-ciel » évoquait l'image de bandes de différentes couleurs
traversant le ciel en une vaste courbe conduisant à une marmite d'or partagée,
l’expression bien plus pauvre de « mosaïque prodigieuse » donnait maintenant naissance
à une vision étroite de petits fragments colorés séparés par des frontières,
chacun sûr de son éclat et de sa beauté, aucun ne contribuant à la notion plus
noble d'un ensemble unique et remarquable.
Là où des gens frappaient autrefois aux portes de la réussite en
demandant : « Oubliez que nous sommes noirs, oubliez que nous sommes hispaniques,
oubliez que nous sommes asiatiques », ces mêmes gens réclamaient aujourd'hui :«
N'oubliez pas que nous sommes noirs, hispaniques, asiatiques ! » Là où le fait
d'être américain inspirait fierté, honneur, dignité et espoir, il n'y avait
plus qu’accablement devant ce que l'Amérique était devenue. Pas étonnant si les
immigrés gardaient de leur pays natal une image plus sereine et plus stable qu'il
ne l'était en réalité. Pas étonnant s'ils aimaient mieux s’accrocher à une identité
ethnique qui leur paraissait immuable plutôt que de se laisser avoir par ce
baratin sur une seule nation indivisible assurant liberté et justice à tous.
La ville pour laquelle Bert Kling travaillait était un conglomérat
d’enclaves tribales au bord de guerres
raciales semblables à celles qui éclataient
dans le monde entier. L'émeute de Grover Park, le samedi d’avant, avait été provoquée à des fins de profit
personnel, dans le cadre d'une
machination criminelle. Mais cette machination aurait fait long feu si cette ville n'avait pas déjà été divisée par des frontières raciales.
Raciales.
Le mot le plus obscène qui soit, en n’importe quelle
langue.
…/… »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire