Le monde était déjà binaire avant l'invention de l'informatique. La pensée dominante, c'est-à-dire celle que les élites spirituelles imposent à l'ensemble des corps constitués depuis qu'elle a pris le contrôle des idées par l'enseignement et l'éducation, veillait à faire respecter cette loi divine entre le bien et le mal. Tous les domaines étaient et restent concernés et cela va de l'électroménager à la bouteille de champagne. Voyons où en est cette dichotomie dans la lecture.
Le lecteur dispose d'une littérature qui prendra ses thèmes d'inspiration dans les sentiments, la description des paysages, les émotions esthétiques dignes de celles d'une visite au Louvre. Les péripéties qui agrémentent le récit auront des conséquences psychologiques le plus souvent dramatiques en rapport avec les circonstances sociologiques et historiques de l'époque, soigneusement reconstituées et décrites au point qu'on se croit y être (excusez l'assonance peu symphonique mais je ne suis pas mozartien). Le style est classique, le vocabulaire fleuri dans les règles d'un académisme qualitatif. Le Rouge et le Noir, Madame Bovary, L'Idiot, La Princesse de Clèves font partie de ces fleurons de la littérature compatibles avec un prix Nobel et la Pléiade.
Cette littérature est inconnue des personnalités ayant une identité culturelle définie par un goût pour les sensations brutes et brutales, l'action avant la réflexion, l'imagination qui évade de la réalité pénible et souvent sordide. Les personnages n'y sont pas torturés par des sentiments compliqués issus de la petite enfance mais par d'ignobles créatures sorties de prison ou en passe s'y entrer, des ennemis de la patrie, des amis passés à l'ennemi. Il circulent dans les rues mal famées de Chicago, Belleville, Calcuta. Ils ne se promènent pas sur les grands boulevards ni à Chantilly mais dans les bas-fonds des banques ou les contre-allées du bois de Boulogne. Ils ne jouent pas au polo mais à la roulette russe avec nos nerfs. Ils voyagent à la vitesse de la lumière entre les étoiles, dans les fourgons pénitentiaires, cachés dans une soute à bagages ou sur le dos d'un chameau dans un désert inhospitalier. Le but de cette littérature policière, d'espionnage, d'anticipation, d'heroic-fantasy est de faire frémir, rêver, de nous sortir de notre routine, de notre confort, de notre sécurité pour nous faire entrer dans le monde du crime de la pègre, de l'interlope, de l'extraordinaire, de l'incroyable, du futur, de l'inconnu, celui qui se dissimule derrière les murs des prisons, des postes de la police, les cuisines des beaux quartiers, les officines des gouvernements, les laboratoires qui fabriquent l'avenir. Elle n'est pas reliée pleine peau, n'aura jamais un prix Nobel, ne sera pas enseignée en classe de français, d'anglais ou de chinois, les émissions littéraires n'ont jamais parlé du Fleuve Noir, de Gérard de Villiers et des autres à la couverture érotico-diabolique d'une réjouissante laideur. La Série Noire était parfois évoqué car elle a l'estampille Gallimard mais elle ne nous emmène pas dans la vraie littérature populacière. Elle n'a pas le droit d'entrer dans les suppléments ou les numéros spéciaux consacrés aux polars. Vulgaire par essence, elle n'existe pas pour ce beau monde de la critique qui ne la lit qu'en cachette.
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