La religion spectacle tiendra, à Paris, sa grande messe
olympique. Elle va permaner 15 jours, reléguant guerres et paix aux faits
divers. Les grands prêtres essaieront de chauffer les badauds, s’émerveillant
de tout, discourant de rien.
Condamnés à s’extasier, ils ne désespèrent pas de rendre
contagieux leur enthousiasme de commande. Ils sont au service d’une mythologie
qui fonctionne encore. Elle est entretenue par tous les partis pris et les
parties prenantes. Cela fait beaucoup. Les États investissent sans compter dans
le sport de compétition, moyen politique de montrer leur excellence dans la
culture de l’homme. Le sport cultive d’autres valeurs : volonté, courage, goût
de l’effort qui, ayant disparu du tout-venant, font croire - puisqu’on les
exalte - qu’elles appartiennent toujours au patrimoine.
Les marchands sont les vrais moteurs et les vainqueurs. Ce
sont eux qui entretiennent la flamme. Elle leur rapporte beaucoup : de
l’audience, donc de la publicité, des spectateurs prêts à payer, des produits
dérivés. Les sommes sont colossales, les gestionnaires se servent au passage.
Les artistes reçoivent leur part.
Les fidèles sont nombreux, pris au piège de l’hystérie
fabriquée. Ils vont se croire capables de sauter plus de 2,30 mètres, devenir
le bolide chaussé d’Adidas qui file le 100 mètres en 9 secondes et des
centièmes, bondir de plus de 9 mètres, nager aussi vite qu’un marsouin. Eux,
les fatigués à l’idée de marcher, qui n’aspirent qu’à ne rien faire, ils savent
bien qu’il faudrait bouger pour faire moins de gras mais, incapables de
s’obéir, ils préfèrent rêver.
Leur rêve est de faire aussi bien que les athlètes
galvanisés par la foule qui les oblige à des efforts surhumains. Ces jeux ne me
font pas rêver. Je ne les vois pas en rose : ni foire, ni farce mais bien
pire, ils reflètent l’état des lieux.
Ce n’est pas de l’activité ludique, divertissante, facteur
de bien-être, de santé, d’esprit d’équipe, de force, d’adresse dont je parle.
On la pratique en dilettante ou en passionné, en aparté, en amateur, aux heures
libres, pour se faire plaisir, mais du sport professionnel où on s’engage à
plein temps, pour la vie. On signe des contrats, on contracte des obligations.
Le but est d’être le premier. L’ambition de cette vocation est le paradis,
comme toujours. Il est terrestre et a des séductions. La première est de gagner
et d’assouvir une volonté de puissance. Zarathoustra en exprime toute la
mécanique quand il parle de la victoire sur soi : "quand le plus grand
de tous entre en lice à son tour, il prend sur lui risque et péril, c’est une
partie de dés avec la mort".
La sélection naturelle a fait le tri et seuls sont acceptés
les êtres aux qualités physiques et mentales à la hauteur de leurs prétentions.
C’est sur ce support exceptionnel que va s’organiser un travail forcené. Chaque
jour est consacré à l’entraînement. Des pays organisent de véritables usines où
les postulants, apportés dès l’enfance par les familles, sont épuisés pour que
ne surnagent que les quelques uns que la nature a dotés du plus qui fait la
différence. Ils entrent dans un cycle où c’est le chronomètre, la perfection
d’une pirouette, d’un salto arrière ou la distance d’un lancer, les kilos
soulevés qui décident de la réussite d’une vie. Ils auront à surmonter souffrances,
blessures, fatigue, découragement pour relever le défi permanent :
progresser pour se surpasser et dépasser les autres.
Le corps est un outil pour tout le monde. Du prédicateur au
chirurgien, du chercheur au plombier, chacun l’utilise au gré de son besoin. Ce
qui impressionne chez l’athlète de haut niveau c’est que ce n’est pas le moyen
de fabriquer de la pensée, un bijou, une maison, ce n’est pas la voix du
soprano, les doigts du pianiste, la main du tailleur de pierre. Eux aussi ont
acquis par l’entraînement, la répétition, la souffrance une connaissance, une
expertise, voire une quasi-perfection. L’effrayant chez les rois et reines de
l’athlétisme, de la natation, de l’haltérophilie, de la gymnastique est que la
culture du corps a une seule fin : le mettre en état de domination.
Cette activité ne s’inscrit pas dans une histoire
naturelle: l’exploit attendu serait impossible à réaliser sans un entraînement
spécial. Mais, surtout, la finalité de cette performance à laquelle on dédie sa
vie, est dérisoire, insignifiante. Instantanée, elle disparaît aussitôt faite,
peut s’inscrire sur la pupille, dans la mémoire si le geste a été beau, élégant
mais l’important est la place qui, coûte que coûte, doit être la première.
L’exploit physique produit une perversion des valeurs qu’il
suppose. Mobiliser autant d’énergie, de discipline, de volonté, de souffrance,
de blessures pour un but si mesquin atteint la folie. Transformer sa vie et son
corps pour courir plus vite, sauter plus haut, jeter plus loin, soulever
davantage, revient à développer de façon obsessionnelle la dimension animale du
corps. Vouloir le faire rivaliser avec l’animal sauvage est une prétention que
l’homme, ce malheureux bipède impuissant n’arrivera jamais à atteindre.
Consacrer sa vie à un challenge si médiocre est pitoyable.
Ces sportifs n’ont pas l’apanage de la volonté de
puissance, du désir de la réussite et de la célébrité. Un président, un
général, un pape l’ont aussi. L’amour de l’effort physique n’a rien d’anormal.
Accéder à la première place est l’ambition de tous les élèves de l’ENA et de
Polytechnique, accéder à la gloire, à la Une de l’Express, à la fortune, est le
rêve de beaucoup.
Tous les moyens sont devenus bons pour atteindre la plus
haute marche du podium. Peu importent les conséquences.
En 1983, aux États-Unis, à la question : "Prendriez-vous
des drogues qui feraient de vous des champions olympiques à coup sûr mais
risqueraient d’entraîner la mort dans l’année qui suit ?", 50% des
athlètes interrogés ont répondu par l’affirmative (cité dans "Jeux
Olympiques, la flamme de l’exploit", F. HACHE, Découvertes Gallimard,
Paris 2008, p. 150). Le travail des médecins paraît devenir plus important que
celui des entraîneurs, l’un préparant le corps pour l’autre : grossesses
programmées et interrompues pour augmenter le volume sanguin et l’oxygénation ;
hormones mâles et de croissance pour augmenter la masse musculaire ; EPO pour
augmenter le volume globulaire ; travail en caisson, en altitude, vibrations
mécaniques et d’autres techniques dont on ignore tout.
Le respect du corps que l’on contraint pour
qu’il exprime sa plénitude a disparu. Le verrou a sauté sous la pression des
intérêts et des enjeux politiques des États qui trouvent dans le sport un
exutoire et un renom, d'argent et de gloire pour le champion.
Notre société applaudit à un spectacle où s’agitent des
hommes, des femmes dont la musculature, les valeurs, l’ambition sont clairement
révélés et ne laissent place à aucune ambiguïté. Elle sait que les vainqueurs
seront ceux qui auront été non seulement les plus forts mais aussi les plus
habiles à mentir sur les moyens qui leur ont permis de gagner.
C’est l’évolution de cette humanité-là qui nous intéresse
et à laquelle une olympiade sert de révélateur. Elle traduit un affaiblissement
de la morale sociale et un abêtissement de l’humanité. Il est difficile de ne
pas, alors, se référer au livre de Vercors "Les animaux dénaturés".
Immédiatement qualifié de conte philosophique voltairien, il dut son succès
aussi à sa forme plaisante, pleine d’humour et d’ironie. Paru en 1952, au
sortir des horreurs de la guerre, il y posait la question "Qu’est-ce qu’un
humain ?". Vercors tentait d’y répondre en racontant la découverte des
Tropis, mi-hommes, mi-singes, dans la jungle de la Nouvelle Guinée. Des experts
de toutes disciplines y dissertent à l’occasion d’un procès pour trouver les
limites entre l’homme et le singe. L’homme se distinguerait de l’animal par
l’esprit religieux. Il signifie esprit métaphysique, esprit de recherche,
d’inquiétude, et non seulement la foi mais la science, l’art, l’histoire, la
sorcellerie, la magie, etc. Pour Vercors, toujours en prenant exemple sur son
groupe de Tropis, le degré d’humanité d’un être reposerait sur la
non-acceptation ou la soumission au groupe et son libre arbitre.
On peut regretter qu’un nouveau Vercors ne se lève pas et
vienne maintenant nous parler de l’humanité d'aujourd’hui. La logique qui
conduit un homme, une femme à se transformer en s’aidant si nécessaire
d’artifices potentiellement mortels pour gagner une médaille et celle de la
foule qui s’enflamme pose en effet la question de la pertinence de la
définition d’Aristote : "l’homme, un animal doué de raison". Si vous
enlevez à l’homme sa raison, que lui reste-t-il?
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