Ou l’origine des malheurs du monde
CHAPITRE VI
LE MÉPRIS
La rétention des sentiments et sa difficulté à
communiquer
n'est pas la seule scorie de l'adolescence. Le mépris est aussi dans l'héritage.
C'est un sentiment primaire, directement issu de cette période. Il est l'un des
moteurs qui gouvernent l'attitude particulière et sous-tendent les
rapports humains. Il anime le politicien comme le missionnaire, conditionne
l'urbanisme et la politique salariale, explique les guerres.
L'installation du mépris dans la conscience
humaine se situe à l'adolescence. L'enfant l'ignorait. Il accepte naturellement
la supériorité de l'adulte ou de plus grand
que lui, même s'il en souffre. Le mépris qu'il manifeste n'est
que l'imitation d'un plus âgé que lui.
L'adolescent a acquis les moyens de comparer,
raisonner, mesurer, hiérarchiser les valeurs. L'habitude ne le quittera pas. En quête d'identité, il a choisi des modèles, des héros. Il rejette, condamne,
ignore et plus souvent méprise ouvertement ceux qui ne pensent pas comme lui, ne
partagent pas ses enthousiasmes, ses opinions, ses dégoûts. Le mépris a pris racine.
Il ne cessera de prospérer car tout le cursus éducatif conspire en sa
faveur. Il n'est qu'une succession d'examens et de concours. Il sélectionne une population qui
s'est lentement convaincue - avec la complicité enthousiaste des maîtres et des parents - qu'elle
était
la meilleure, la plus intelligente. Un complexe de supériorité inévitable s'est donc lentement
implanté. Il justifie toutes les ambitions et c'est pourquoi elle
gouverne la France. Nous verrons comment elle le manifeste.
Le mépris n'est pas l'apanage des bêtes à concours. Il est à la portée et à la mesure des moyens de
chacun. Il se déclenche dès l'instant où une supériorité sur l'autre est manifeste.
La culture du mépris est donc à l'œuvre partout. La vie
sociale, professionnelle, politique le sécrète en permanence et
naturellement.
Imaginons une entreprise, une société, une administration.
Monsieur Dupond, cadre moyen, est nommé cadre supérieur. Il grimpe un échelon dans la hiérarchie. Cette promotion peut
être
due à
l'ancienneté, récompenser une compétence. Quelle qu'en soit la
raison, il s'agit d'une distinction qui l'élève au-dessus de ses anciens
collègues,
restés
cadres moyens. L'heureux impétrant ressent cette élévation, ce meilleur salaire
comme la juste récompense d'un mérite supérieur. Sa relation avec eux
s'en trouve instantanément modifiée, même s'il proteste de sa fidélité à
ses ex-compagnons. Mille détails montreront son
changement de statut et le changement de comportement des autres le confortera
dans sa nouvelle. Il n’appréciera pas ceux qui, à l'opposé, montreront ostensiblement
que, pour eux, sa valeur humaine et professionnelle n'a pas subi d'inflation du
seul fait de sa promotion. Le rappel du principe de Peter ne le fait pas rire.
Le slogan "un chef a toujours raison" n'est pas une boutade. Tous, du
plus petit au roi en exercice en sont convaincus car c'est l'ordre des choses
qui l'a placé à son rang et comment
admettrait-il qu'un inférieur
ait un meilleur jugement?
Le raisonnement -
simpliste mais sans beaucoup d'exceptions - sécrète le mépris des deux partenaires. Le
plus dangereux est celui qui a la puissance de la structure qui l'a placé dans sa position dominante.
Le mépris de celui qui se sent
sous-évalué est moins affiché, mais il est finalement tout
aussi pernicieux pour la société, car il s'additionne à celui de tous les collègues qui souffriront de la
même impression. Le mépris n’est pas facteur de productivité, de cohésion
sociale.
L'élection a un poste politique
est aussi une promotion sociale et à ce
titre un puissant catalyseur de mépris.
C'est la raison qui fait que les électeurs
sont rarement longtemps satisfaits de leurs élus.
Une élection donne à l'heureux élu la preuve multipliée par le nombre de ses électeurs qu'il est meilleur
que ceux qui ont été battus. Il acquiert ainsi la
conviction que son programme, mais aussi sa personnalité, sa force de conviction, son
intelligence, sa séduction
ont une qualité tellement
exceptionnelle qu'elle a été remarquée.
Comment résister à une telle caresser ? Le
sentiment est, bien entendu, proportionnel à
l'importance de l'élection.
L'euphorie du conseiller général élu dans un obscur canton avec
quelques voix de majorité ne
pourra être
comparée à celle qui réjouit le député élu au premier tour avec une
large majorité et
encore moins à l'exaltation
qui doit saisir le vainqueur d'une élection
à la présidence de la République avec des millions de
votes en sa faveur. On comprend l'acharnement à
conquérir
un tel mandat, à le
garder ou à le
reconquérir.
Comment une personnalité
pourrait-elle
résister à un tel succès?
Ce mépris est déraisonnable par nature car il
généralise une supériorité reconnue et admirée par la société dans un domaine particulier:
technique, sportif, politique, intellectuel. Être le meilleur dans la façon de peindre, de discourir,
de calculer, de parler, de sauter, de comprendre les mathématiques, la physique, le
latin, de gagner de l'argent, ne signifie pas que cela soit vrai pour tout. Les
personnalités
capables de lucidité et
de sagesse dans une telle situation sont rares.
Le mépris, fait culturel, programmé par la société trouve dans l'adolescent une
personnalité réceptive puisque sa réaction naturelle aux
frustrations lui donne déjà une appréhension négative de l'autre.
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