Ce blog est pour le lecteur qui apprécie l'ironie, l'humour, qui est à l'affût de pensées faciles, d'idées saugrenues, d'inventions bidon, de conseils bizarres et qui n'est pas horrifié par le sarcasme, l'irrespect. Il est à éviter pour les conformistes, les dominants, les dominés.


dimanche 2 juin 2013

LES AVATARS DE L’ADOLESCENCE (5)

Ou l’origine des malheurs du monde

 

CHAPITRE IV

 

LA RETENTION DES SENTIMENTS

 
Le processus d’insertion à ce monde des adultes est long et fonction de la culture. Il peut être rendu difficile par les moyens même qui le permettent. La recherche de la vérité, la construction intellectuelle peuvent donner à l’adolescent l’impression d’être détenteur d’un savoir et d’un pouvoir sur les idées, prétention qu’aggrave l’inexpérience.
 
Il est confronté à un comportement des parents tempéré par des décennies d’épreuves. Il leur faudrait beaucoup de compréhension et de bonne volonté pour éviter que l’incompréhension ne s’installe.
 
De toute façon leur support affectif ne lui paraît plus indispensable. Il est plutôt recherché chez ceux qui partagent les mêmes problèmes, vers ceux qui paraissent pouvoir répondre à ses doutes, qu’il peut admirer. C’est le temps des bandes et des idoles.
 
L’éloignement est aussi une conséquence de la maturation physique. La faiblesse infantile trouvait refuge et sécurité dans la force et la protection des parents. Le temps est venu où l’adolescent les rattrape en taille, en poids, en force. Il est même plus agile, plus adroit. La crainte et l’admiration du petit pour le grand n’existent plus. Le partage se fait entre jeune et vieux, avec l’assurance satisfaite et condescendante d’appartenir à la bonne fraction.
 
Le système des échanges bascule en même temps que le rapport des forces. L’opinion de l’adulte ne s’impose plus. La subordination ne va plus de soi, l’autonomie remplace l’hétéronomie. Le passage est hasardeux car le nouvel ordre bouscule des habitudes. L’adulte s’est habitué à sa position dominante. Il peut essayer de maintenir son autorité par la force que lui concède un échelon supérieur. La punition peut suivre la rébellion. Si elle n’est pas adaptée à la faute, l’injustice se perpétue en ressentiment. Le père tombe souvent dans ce piège. A l’inverse, l’adulte peut devenir anxieux face à un interlocuteur disposant de nouvelles armes. Il essaie de s’en faire un ami en lui empruntant un comportement, en abondant dans son sens. Cette tentative de séduction ne répond pas à l’attente. Le modèle que donne l’adulte renvoie le jeune à ses propres incertitudes et ne calme pas son angoisse.
 
L’attitude parentale - ou des équivalents - conditionne beaucoup la façon dont l’énergie physique, intellectuelle, affective vont s’exprimer. Le jeune doit affirmer son autonomie naissante et récente. Il s’habille, se coiffe, prend des habitudes qui choquent, puisqu’elles ne sont pas celles du milieu. Il dépend beaucoup à ce moment de ceux qui conservent une autorité de se rappeler leur propre jeunesse et de ne pas refuser ce nouveau visage.
 
S’ils ne l’acceptent pas en l’interprétant comme une rébellion, ils déclenchent des hostilités qui inaugurent un cercle vicieux. L’énergie se cristallise sur cette opposition. Les tensions intérieures deviennent très fortes. Une tranquillité peut être sauvegardée mais la soumission n’est qu’apparente. L’incompréhension est une souffrance imposée, elle ne sera ni oubliée ni pardonnée. Elle retentira toute la vie. Elle est d’autant plus grande qu’elle contredit l’image que l’enfant avait construite au-delà de tous les avatars œdipiens. L’abaissement de l’idole laisse la scène nue et froide. La solitude remplace la sécurité, le doute la certitude, la dépression le plaisir. L’expérience est traumatisante. Elle s’inscrit profondément dans le conscient et l’inconscient, sécrétant un système de défense et d'attaque qui conditionnera le comportement à venir en se réactivant dès que la circonstance sera propice.
 
L'opposition à l'autorité met les parents dans une position ambiguë. Les mobiles, nous l'avons vu, sont multiples, II en est dont la réponse ne peut jamais satisfaire. L'intensité du lien est éprouvée. Si les parents réagissent mollement à l'offensive, ils seront taxés d'indifférence, de négligence et leur caractère, leur volonté et leur force mis en doute. Leur crédibilité en pâtit. Le respect s'en va. L'insécurité le remplace. Si, au contraire, ils réagissent en refusant ce qu'ils considèrent comme des caprices, l'adolescent se sent rejeté, incompris, mal-aimé, se met à douter de la véritable affection que ses parents pourraient lui porter. Celle qu'ils témoignaient hier s'adressait à un autre lui-même qu'ils renient aujourd'hui.
 
Le temps a passé, le garçon est devenu un homme. Il est maçon, fonctionnaire, avocat. La jeune fille est maintenant une femme. Elle est professeur, secrétaire, caissière, médecin. Ils ont des enfants, ils ont acquis un poids dans la société à la mesure de leur éducation, de leur ambition, de leurs connaissances, de leur habileté physique, de leur richesse intellectuelle. Le souvenir des orages de l’adolescence n’est pas oublié. Il surgit dès que la circonstance s’apparente à une expérience traumatisante du passé. L’adulte retombe, malgré lui, dans une position dont il n’aime pas l’écho. Elle peut le mettre en situation de dominé par un biais social, financier, intellectuel. Il peut tout aussi bien être le dominant et calquer son attitude sur un modèle qu’il avait exécré, par mimétisme, vengeance à posteriori, rancune, secrète admiration. Dans tous les cas, une appréhension négative est ressentie dès qu’une leçon, une prétention à dicter une conduite, une demande est discernée dans le discours ou l’attitude de l’autre.
 
Si l’adolescence n’a pas été bien vécue - qui peut le prétendre? - la défense joue à la façon d’un réflexe. Elle fait considérer l’autre comme un gêneur avec qui le dialogue ne s’impose pas. Elle provoque en retour une pauvreté dans la relation qui instaure un cercle vicieux.
 
Il ne s’agit pas de la pérennisation de la crise psychologique de 1’adolescence. L’adulte ordinaire ne doute plus de son identité sexuelle, L’inhibition intellectuelle et sociale a été vaincue, si elle avait posé un problème. La crise d’identité n’est plus d’actualité. Le travail de réorganisation est achevé. Toutes ces étapes que le psychanalyste décrit ont été franchies. Son corps unisexué est investi. Les pulsions sexuelles se satisfont sans en référer. Le travail de deuil qu’imposait le renoncement à l’enfance est terminé. Une place dans la société a été revendiquée et obtenue. Le repliement sur soi et le narcissisme de l’adolescence ne sont plus nécessaires.
 
La rétention des sentiments, réaction de défense acquise durant l’adolescence, réactivée à l’âge adulte n’empêche pas l’intégration. Elle se manifeste seulement par une difficulté à l’extériorisation des sentiments positifs ou négatifs sans que la timidité ou la pudeur ne soient en cause. Elle ne traduit pas une personnalité obsessionnelle chez laquelle un psychiatre devrait rechercher une névrose ou une psychose. La réalité extérieure n’est pas refoulée. II n'y a même pas un sentiment d'hostilité ou de persécution. Elle permet la vie privée et professionnelle.
 
Elle est née, pensons-nous, dans les moments de l'adolescence où les réponses aux questions muettes ou formulées n'étaient pas adéquates, quand les observations, les remarques, les critiques des adultes ayant un pouvoir, une influence étaient repoussées. Chacun de ces événements banaux pour les autres étaient une lésion nouvelle, superflue, venant impressionner une plage de la mémoire, hypersensible, rancunière.
 
Cette adolescence conflictuelle influe si profondément sur la marche des sociétés parce que sa métamorphose est inachevée. Elle est devenue un état stable, définitif. Elle ne s'achève plus à 18 ans mais à des âges où l'adulte, depuis longtemps, aurait dû être éveillé. L'étape la plus importante de l'évolution, celle du passage où l'être chargé de toutes ses virtualités a enfin les moyens de l'accomplissement, est donc en train de disparaître.
 
Cette cassure dans la formation a son origine dans le prolongement de la dépendance et la disparition du modèle d’identité.
 
L'allongement de la scolarité, le chômage des jeunes retardent l'entrée dans le monde du travail. Ces adolescents prolongent leur séjour chez les parents qui en conservent la charge. D'autres poursuivent des études supérieures. Ils sont dans la même situation de dépendance. Le baccalauréat n'a été que le début d'une succession d'autres examens, concours, licences, agrégations dont les parents se font les supporters. Ce statut n'a rien d'une sinécure mais procure quelques avantages.
 
Une troisième catégorie d'adolescents s'attarde au logis familial par absence d'envie d'en abandonner le confort, la sécurité, la tranquillité pour une indépendance morale et financière dont le charme ne lui est pas évident.
 
Un deuxième facteur s’intrique au précédent. Il empêche aussi la maturation de l'adolescence. L'un des travaux de cette période est la conquête de l'identité. Elle se fait par référence à l'adulte. Or, soit il ne se montre pas, parce qu'il se dérobe ou n'existe pas, soit il postule à ce rôle sans en avoir les qualités.
 
Le père, depuis toujours avait été naturellement le modèle idéal. Malheureusement, l'affaiblissement de l'image paternelle est à l'œuvre depuis longtemps. La dégradation est due aux changements socio-économiques.
 
Le père, la mère, participent parfois activement à leur propre dévalorisation. Ils le font en exprimant bruyamment, plaintivement, à la maison, tous les soucis et difficultés professionnels. Un tel récit est censé provoquer l'apitoiement ou l'admiration en réponse à un sens du sacrifice aussi développé. Une variante de cette attitude est donnée par le parent qui ne cesse de se plaindre de la dureté de son métier et d'énumérer tout ce qu'il doit supporter. Il termine son discours par l'admonestation censée être pleine de sagesse: « ne fais jamais ce métier! ». Toutes les professions ont ainsi leur lot de mécontents. Ce n’est pas rendre service à l'enfant et à l’adolescent car le parent a démontré qu'il travaille à contrecœur, dans une profession qu'il exècre, à la façon d'un esclave rivé à sa chaîne, victime consentante des clients, des élèves, des chefs et de tous ceux qui conspirent à son malheur. Il tue la fierté que le fils, la fille pouvaient avoir pour l'image du chef de famille en se décrivant comme un adulte sans le ressort moral, le courage, l'intelligence de choisir un travail intéressant, de changer de métier, de qualification, de patron, de ville, de pays si l'actuel ne le satisfait pas.
 
Il a prouvé une incapacité à trouver sa vraie place dans la société à un adolescent qui fait des projets d'avenir. C'est le but essentiel du moment, l'espoir auquel il accroche l'idée de son bonheur futur. Cette activité doit permettre de s'exprimer et de satisfaire désirs et besoins. La preuve est donnée que l'être qu'il devrait admirer n'a pas réussi ce choix. L'adolescent devient le témoin d'un adulte qui n'assume pas sa liberté, celle de choisir et qui s'est laissé prendre au piège du territoire. Il y succombe à la peur de l'inconnu, à la routine, à la sécurité, au hasard qui l'a fait naître ici et prendre ce métier-là.
 
Il a instruit son procès, s'est fait son propre procureur. Il s'étonnera ensuite d'être méprisé.
 
Une éducation supérieure à celle du père, l'affirmation de la mère participent à la désacralisation. Un nombre croissant d'enfants n'auront même jamais l'occasion de se confronter à son autorité car ils ne le connaîtront pas (enfants de mères-célibataires). Le docteur Lebovici dans son livre « Les sentiments de culpabilité chez l'enfant et l'adulte » en montre le retentissement:
 
"Le fils qui grandit se trouve noyé dans de vastes groupes où il acquiert mal son individualité, précisément en raison des difficultés de l'identification différenciée. Son père n'est plus devant lui pour lui faire concurrence et il ne peut se mesurer à lui directement. Cette situation conduit à de nombreuses régressions qui, selon Mitscherlich, sont à la base d'attitudes revendicatrices, et en particulier de l'absence de nuances dans les revendications".
 
Le résultat est le même quand l'adolescent refuse le modèle proposé par son père, par les adultes et la société. "Il veut surtout ne pas devenir comme eux" (Ib., page 198).
 
La présence ne suffit pas à assurer l'identité et l'identification du modèle adulte devient difficile car celui-ci a inversé les termes de l'échange: le plus vieux veut s'identifier au plus jeune.
 
"Nous avons assisté, dit Tony Anatrella dans un article de Sciences et Avenir (« Vie psychologique mode d’emploi »), à un retournement du processus d'identification.../…Tous les domaines sont envahis par cette névrose juvénile. L'éducation nationale prépare un mode d'évaluation des enseignants par les élèves. Il est de bon ton pour des hommes politiques de toutes tendances de laisser entendre qu'ils sont conseillés par leur enfant, ou par de Jeunes énarques ou encore de séduire leurs électeurs en présentant les photos de leur enfance. Ainsi les adultes s'alignent sur les enfants".
 
Ils empruntent aux adolescents la façon de s'habiller, de parler, de s'amuser et probablement de penser.
 
Ces adultes-là - nombreux - provoquent un malaise et le rejet presqu'instinctif comme maîtres à penser. Leur influence est malgré tout très importante car ils confortent l'adolescent dans l'impression que les valeurs qu'il représente sont les vraies et qu'il n'a pas besoin d'en changer puisqu'il est devenu la référence des adultes. Ceux-là lui renvoient sa propre image et ils ne répondront pas à ses questions, à ses doutes, à ses tentations, à ses tentatives, à ses supputations, à ses enthousiasmes, à ses dépressions. La solution de ses problèmes, de ses angoisses ne peut venir que de la connaissance, de la sagesse, de l'expérience qu'il n'a pas encore eu le temps d'acquérir.
 
Il comprend vite que ce n'est pas une imitation dérisoire et pathétique qui les lui fourniront. Elle a le visage d'un adulte, sa voix, sa silhouette, son métier et ce peut être son père, sa mère, son oncle, son professeur, son éducateur.
 
La démission ou l'absence de ceux qui devaient le délivrer de son adolescence ne permet pas au processus de s'achever. Il vieillit en conservant des traits de sa personnalité juvénile. Les chocs de la vie et d'abord la découverte de l'impéritie des adultes estompent beaucoup les aspects positifs qui en faisaient le charme et la richesse. Il conserve plus facilement une soumission aux influences et tendances contradictoires qui l'habitaient et dont le défrichement n'a pas été accompli. L'agitation d'alors n'a pas été disciplinée. Elle n'était pas stérile dans la mesure où elle permettait de ne choisir que le meilleur. C'était en particulier le temps où l'exemple permettait de se forger un sens moral, un idéal, peut-être une idéologie. Ces valeurs structurent une vie. La société ne peut s'en passer. Elle devra pourtant s'y résoudre et commence à en payer le prix que nous savons.
 
Un cycle humain où l'enfance précéderait une adolescence indéfinie essaie de s'installer avec la complicité des névroses de la juvénilité et dans la lassitude des adultes.
 
Il n'y a que la diffusion du phénomène qui soit nouvelle. Il y a toujours eu des éternels étudiants qui trouvaient à l'université, dans les facultés des havres bienveillants. Le statut est parfois encouragé par des parents heureux de remettre à plus tard le travail de deuil qui suppose la séparation d'avec un fils ou une fille qui prend son essor. Ce pilier de l'enseignement supérieur n'est plus un marginal. Ils sont maintenant légion à arriver à la trentaine avec tous les attributs de l'adolescence même si elle est qualifiée de post-adolescence. Ils ont vécu dans un groupe, dont ils partagent les engouements et les répulsions. Leur expérience, leur responsabilité ne connaissent que la préparation des concours, des examens. Leur mémoire a été constamment sollicitée. Cette nécessaire mais fausse déesse de notre enseignement n'est pas notre valeur première mais un musée où le passé est considéré comme un capital auquel on se réfère sans cesse, gênant la vie du présent et qui empêche de créer et de découvrir.
 
Les étudiants privilégiés qui fréquentent les Universités, les Facultés, les Grandes Écoles privées ou publiques se préparent des destins aux antipodes d'autres adolescents dont nous parlerons moins. Ils sont aussi en souffrance d'âge adulte mais leur niveau socioculturel ne fera pas forcément d'eux de grands responsables. Leurs histoires, leurs gestes, leurs propos, leurs problèmes nous intéressent. Leur actes, leurs décisions retentissent aussi sur la collectivité quand ils se mettent en grève, bloquent les autoroutes, mettent le feu aux perceptions.
 
Les étudiants prolongés sont plus dangereux car ils monopolisent les postes de la haute administration, de la finance, font des carrières politiques, contrôlent le pouvoir industriel. Si leur ambition est moins publique, moins aiguisée, ils auront à choisir une responsabilité tout aussi exigeante en étant médecins, avocats, juges, professeurs, militaires. Quand ils ont enfin abandonné les bancs de l'Université, des Facultés, ils soignent, éduquent, jugent.
 
Ceux qui n'ont pas raté leur passage à l'âge d'homme sont même désavantagés dans la course aux responsabilités. Leur maturité peut être un handicap car leur différence les rend étrangers à la majorité que sont les autres. Leur mode de recrutement étant la cooptation à base d'esprit de corps et d'amitiés acquises au long des études, une indépendance d'esprit, un jugement critique, valeurs adultes, peuvent ne pas être appréciés.
 
Le recrutement exclusif de ce qui devrait être l'élite dans le même vivier a été remarqué et dénoncé. Ses privilèges, son népotisme, son égoïsme constituent un danger pour une démocratie. Mais une nouvelle prise de la Bastille n’est pas à l’ordre du jour et l’abaissement de cet ordre tout puissant n’est pas programmé, une preuve de plus que notre temps est plus celui de la vitesse que des lumières.
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