Ou l’origine des
malheurs du monde
CHAPITRE VIII
LES MÉDECINS
Ils font partie de cette classe
privilégiée qui a vécu une adolescence prolongée, encadrée de structures protectrices.
Ils arrivent dans une société où la santé est devenue la préoccupation première. Ils ont acquis de ce fait
un pouvoir moral et économique important.
L'immense majorité a reçu de sa décennie de confrontation à la souffrance et à la mort, au chevet des malades,
des moribonds une leçon qui vaut toutes les initiations. Si cette
post-adolescence a eu quelques délices, les nuits de garde,
les plaies du corps et de l'âme, leur purulence accélèrent une maturation, enrichissent
une personnalité. Le futur médecin emmagasine au fur et à mesure de sa formation une
expérience
unique, exceptionnelle qui ne peut que l'aider à se connaître lui-même: lui qui a interrogé ses semblables sur leurs
peurs, leurs angoisses, leurs anxiétés, leurs obsessions. Ces bilans
ne l'exonèrent
pas des mêmes problèmes mais l'analyse clinique et psychologique est un gage -
non infaillible - de lucidité.
Le médecin a donc, plus que
quiconque, la possibilité de devenir un adulte. S'il avait gardé quelques illusions de son adolescence,
moment où sa vocation s'était manifestée, son exercice se charge de
les lui enlever. Il comprend très vite que sa profession
n'est pas un conte de fées, que le discours traditionnel, toujours lyrique,
qu'employaient les anciens en parlant d'eux-mêmes et de leur métier appartient au passé, s'il n'a pas été rêvé. Il apprend que le rapport singulier
qu'il entretiendra avec le malade dont il aura su gagner la confiance par son
talent et son dévouement sera une récompense aussi exquise que
rare. La mentalité du client a changé, en effet, maintenant que le
droit à
la santé est une revendication qu'il est sommé d'assurer, lui qui sait la
limite de son pouvoir sur la mort et la maladie.
Les mêmes cheminements n'ont pas
forcément
les mêmes
aboutissements. La population médicale n'échappe pas à la règle. Certains médecins refusent -consciemment
ou inconsciemment - la leçon des épreuves de leur longue initiation. Ils conservent malgré tout une juvénilité qui va les inspirer.
Nous ne faisons figurer que pour
mémoire
dans ce cadre le médecin médiatique. Il est trop rare pour être un archétype. Il ne supporte pas
l'exercice discret, obscur. Le sien doit être annoncé, développé avec fracas, publicité et, si cela est nécessaire, en choquant. Le
secret professionnel, la déontologie ne sont pas son affaire. Cette exubérance, cette agitation, cette
soif de reconnaissance, ce contentement de soi, cet exhibitionnisme ignorent la
discrétion,
la modestie, l'autocritique. Tous ces aspects autrefois sympathiques
chez l'adolescent sont réunis chez ces adultes souvent aux abords de la vieillesse.
Deux autres types de médecins posent davantage de problèmes car si leur pourcentage
est petit, leur nombre absolu finit par impressionner.
Les opportunistes choisissent un
chamanisme rémunérateur, exploitent la crédulité, la mode, la désespérance. D'autres, plus
classiques mais encore cyniques, feront une médecine ou une chirurgie qui
se moquera des règles de prudence et de bon sens en multipliant actes et prescriptions.
Ces médecins sans sagesse ni réflexion ont encore l'avidité de leur adolescence dont ils
ne finissent pas d'assouvir les envies et d'en faire payer les frustrations à
des patients
innocents. Leur égoïsme copie leur narcissisme ancien. Ils se vengent des années d'étude, d'effort, de privations
pendant lesquelles ils patientaient. L'indépendance et la satiété sont arrivées trop tard.
Ils souffrent aussi, comme tous
les étudiants
prolongés, d'un complexe de supériorité qui ne peut naître et proliférer que chez des esprits
immatures qui n'ont pas appris la relativité des choses. Leurs
connaissances et leurs diplômes les font se sentir supérieurs, comme l'est l'adolescent
à
qui la nature vient de donner de nouvelles possibilités intellectuelles et qui méprise ceux qui ne partagent
pas ses idées. Ils n'exercent leur esprit critique que sur les autres.
Le sacrifice qu'ils estiment avoir fait pour acquérir le diplôme de médecine renforce la bonne
opinion qu'ils ont d'eux mêmes. Le tribut financier, moral, vital même qu'ils
prélèvent n'est - pensent-ils - que
la récompense d'un mérite supérieur.
L'actualité de
la médecine permet de saisir, malheureusement, d'autres
comportements. Ils montrent avec cruauté la
profondeur de l'empreinte de l'adolescence et ses répercussions dans l'attitude,
les décisions
de ceux-là même dont on pouvait espérer que la formation et la
vocation allaient mettre à
l'abri de telles tentations.
Régulièrement, les instances
ordinales nationales sont obligées de marteler que les médecins doivent faire preuve
d'humanité
envers les malades dont ils ont la charge en parlant, en expliquant, en
rassurant et en ne se réfugiant
pas dans le silence et la fuite. Cela doit être
rappelé
sur un ton solennel mais le sermon n’est pas entendu puisque rien ne change. Ne
pas avoir compris que le médecin
n'a pas seulement la mission de poser un diagnostic et d'établir un protocole de
traitement mais qu'il doit être
aussi attentif a la souffrance morale que provoque la maladie, à l'angoisse qui naît du séjour dans un milieu aussi étranger qu'un hôpital montre combien la rétention des sentiments a perverti
la conscience de beaucoup de médecins.
Ne pas expliquer un geste souvent douloureux, ne pas dire ce que l'on attend
d'un traitement, ne pas prévenir
qu'il peut provoquer des effets secondaires pénibles
afin de les dédramatiser,
cacher à la
famille, au patient le risque d'un traitement, d'une opération, ne pas préparer à la mort qui arrive sont
autant de façons
de fuir une responsabilité,
d'éviter d'argumenter une décision, de ne pas respecter
le malade et se contenter de faire signer une décharge. Il s'agit là, d'une attitude typique de
l'adolescent, plus facilement péremptoire
que réfléchi, simplement parce qu'il
n'a pas d'expérience
et n'a pas suffisamment agi pour connaître
le résultat de ces actes. Mais le
médecin a, lui, une
responsabilité
qui engage la vie ou la mort et son silence ou sa parole assombrit ou éclaircit le moral d'un être victime de la maladie. Se
comporter en seigneur indifférent est donc une injustice intolérable car la victime n'a pas
la capacité physique et psychologique d'exiger ce à quoi elle a droit. Il s'agit
d'un refus méprisant que l'on connaît bien chez l'adolescent en
crise qui se réfugie dans le silence plutôt que répondre à une question embarrassante
ou dont il ne connaît pas la réponse.
On connaissait cette façon d'agir mais les
adjurations ordinales font craindre qu'il ne s'agisse d'une contagion qui déshumanise encore un peu plus
une médecine
livrée
aux machines et aux techniciens.
Le drame du sang contaminé par le virus du sida a été
une autre illustration caricaturale. Des médecins spécialistes, titrés, ayant acquis de hautes
responsabilités et qui, confrontés à
une situation
ambiguë,
périlleuse,
n'ont pas su choisir, Ils ont préféré tergiverser, attendre que
d'autres se décident à prendre des décisions plutôt que de s’engager personnellement,
clairement et cela pour des raisons hiérarchiques, mesquines, mercenaires
sans prendre en compte le risque vital qu'ils faisaient prendre à des enfants qui les honoraient
de leur confiance. Depuis, d’autres scandales sanitaires ont prouvé que le
comportement irresponsable est structurel et que l’expérience n’apporte aucune
sagesse à ceux qui devraient en être imprégnés.
La encore, on se trouve en face
de personnalités immatures, n'ayant pas compris, même à des âges avancés, où était le bien et le
mal. Cette absence de discernement, cette fuite dans l'argutie sont des signes
que l'on s'attend à trouver chez un jeune n'ayant pas encore acquis un système de valeurs solides, ne
pouvant s'appuyer sur des exemples tirés de ses lectures ou de
l'exemple de ses aînés et où se forger une morale qui permet de régler sa vie honorablement.
Ces barons de la médecine semblent avoir eu une
ligne de conduite centrée sur la course au pouvoir et à l'argent. Il s'agit de
leurres que l'on comprend chez un jeune dont les références privilégient la forme au détriment du fond.
Cette course ne peut être gagnée que par les plus véloces qui sont nécessairement les plus féroces. Même acculés, on a ainsi vu qu'ils
conservaient leur morgue et n'avouaient pas leur irresponsabilité. D'autres milieux souffrent
de la même tare.
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