Nous inaugurons une série qui démontrera la supériorité
d'une chose sur l'autre. Nous commencerons par le plus facile avec la
sensation versus le sentiment.
Comme exemple, nous prendrons l'ingestion de solide contre
la pensée abstraite ou concrète et, par préférence personnelle, nous mettrons
en parallèle une gourmandise et une bonne action.
Faisons les présentations:
À ma droite, une mille-feuille de chez Errard, le pâtissier
de Langeais, face au château;
À ma gauche, une bonne action: une boîte de choucroute
offerte aux restos du cœur, la remise d'un oisillon dans son nid, un
ralentissement opportun pour ne pas écraser un hérisson etc., etc.
Démonstration:
Le mille-feuille produit d'abord une sensation visuelle
secrétée par l'élégance du parallélépipède. Sa stratification parfaitement
épurée est stupéfiante de rigueur géométrique. Elle fait penser à une sculpture
dans le prolongement du cubisme. La sensation gustative amorcée par un afflux
de salive déclenché par le choc visuel atteint d'emblée son apogée quand, l'hésitation
surmontée de détruire un tel chef d'œuvre, on ose l'intromission buccale.
L'explosion surprend tant elle est totale avec une dimension globale si la
bouchée a été suffisante pour occuper tout l'espace disponible. Il y a d'abord
le craquant de la feuilletée caramélisée et l'onctuosité sucrée de la Chantilly
intercalaire. Les récepteurs des papilles spécialisées et, si possible, préparées
par un entraînement intensif, au moins hebdomadaire, sont saturées d'excitations
portées à leur climax par la mise en tension des muqueuses jugales, linguales,
par la mastication contrôlée qui transforme les mille feuilles en un bouillie
primitive de sucre caramélisé, de beurre manié, de farine pétrie, de crème
fouettée pour le bon motif.
Le cerveau mis en condition par le plaisir visuel est assailli
de plaisirs oraux qui n'ont d'équivalent que ceux archaïques du nourrisson. La
première bouchée, sitôt avalée est remplacée par une deuxième pour confirmer la
sensation et avoir une sommation. Les puristes ou ceux qui ont connu les
privations de la dernière guerre en reprendront un deuxième pour affiner leur
sensation ou oublier leur privation. Pour ne pas être écœuré, je préconise un
trou normand entre les deux avec un grand verre d'eau de source glacée.
La sensation n'est pas que triviale, elle suscite des
émotions. Elles enrichissent la dégustation d'une dimension éthique,
philosophique et morale. Personnellement, c'est pour l'atteindre que je me
contrains à cette alimentation trop riche en tout. Je ne boude pas ce plaisir
sensoriel, sensuel car il débouche sur une vision empathique du monde. Le
pâtissier devient un bienfaiteur de l'humanité que je canoniserais si j'étais
le pape. On se sent bien, bon, satisfait d'avoir eu toutes ces qualités en
bouche. Le monde est vivable tant que le souvenir perdure. La sensation
agréable engendre une vague de sentiments positifs. Pour quelques euros, on a
un doublé renouvelable. Le rapport qualité/prix est imbattable.
Passons au sentiment et voyons ce qu'un sentimental comme
moi peut en dire pour le défendre de l'attaque de la sensation.
Après la bonne action du genre de celles décrites précédemment
(celles que vous avez l'habitude de pratiquer feront aussi bien l'affaire) on
se sent généreux, altruiste, compatissant. On s'est fait plaisir, satisfait de
soi, «quel chic type, on est ». Ce sentiment chaleureux dure une minute ou
deux, ensuite plus rien. Notamment au niveau des sensations. Le monde reprend
le dessus avec sa pluie, sa tristesse, ses catastrophes, ses malheurs, les
élections, son horreur. Le moral retrouve son étiage des mortes-eaux. Même les
bons sentiments comme la pitié, sont dangereux. Ils sont contre-productifs,
font prendre des mauvaises décisions, les résultats sont désastreux.
Non, merci les sentiments ne valent pas un bon mille-feuille
!!!
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