« Navrée de ne
pas avoir donné signe de vie mais je n’ai pas une minute à moi ».
« Vous êtes toute
excusée, c’est un cas de force majeure. Mais, dites-moi, vos minutes, si elles
ne sont pas à vous, elles sont à qui ? »
« Mais à tous ceux
qui me les prennent ou à qui je suis forcée de les donner.. Comme si je ne
savais pas quoi en faire. Vous allez me plaindre quand je vous dirai que ça
commence dès le matin.
À peine réveillée par
la cloche de l’église, je dois répondre au téléphone à la cousine qui me
raconte le cauchemar qui l’a tenue éveillée le temps de se rendormir. À peine j’ai raccroché et c’est le petit déjeuner de l’autre qui veut toujours
être servi le premier sous prétexte qu’il doit partir travailler et préparer
les assiettes du chat, du chien et elles sont difficiles, les satanées
bestioles. À peine le temps d’avaler un café crème que le devoir m’appelle. Le
ménager s’entend. J’ai à déplacer la poussière qui s’est accumulée depuis la
veille, à changer l’eau des fleurs, à cirer le parquet de la chambre des
invités au cas où quelqu'un débarquerait par surprise. À 10 h 20 c’est le
potager qui me réclame et il faut préparer le terrain pour les petits pois, les
carottes, les navets, les haricots; les pommes de terre, elles sont déjà en
place. Elles n'aiment pas attendre, les sacrées Charlottes et les Belles de
Fontenay. Le temps de m’écailler les mains de la saleté et c’est la Nouvelle
République qui veut que je lui donne mon avis sur les dernières nouvelles du
canton et du monde. C’est pas brillant. Ça se chamaille, ça se fait la guerre,
ça se dispute et c’est contagieux. À 2 lieues d’ici le père Gaston, un vieux
avec qui j’étais en classe, il vient de se faire piquer ses sous par une bande
de galopins qui l’ont laissé sur le carreau, quasi-mort. C’est ti pas
malheureux ! Après avoir épluché la liste des nouvelles veuves, je fais
quelques mots fléchés pour entretenir l’intellect et pas avoir à chercher les
mots dans le dictionnaire, d’autant que je me rappelle pas où je l’ai mis. À
midi tapant, je dois m’activer pour préparer le repas de monsieur qui rentre
pour se mettre les pieds sous la table. Il veut pas de la gamelle comme les
autres. Il doit manger dans une assiette, le môssieu. Et difficile en plus. Du
réchauffé de la veille c’est pas pour lui.
Après l’avoir
réexpédié vite fait mais bien fait, jamais de reproche, j’ai ma fierté,
j’essaie bien de grappiller une ou deux minutes pour avoir une pensée pour
moi : me souvenir d’un moment agréable. Mais pas moyen. C’est la sonnette
qui cloche et la voisine, cette langue de vipère qui vient me demander comme
tous les jours si j’ai pas aperçu son Médor, un chat castré gros comme un
squelette et qui vient me voir pour essayer d’avoir moins faim. Le pauvre. Je
la réexpédie vite fait, mal fait, la mégère, à ses oignons. Je ferais bien une
grande sieste mais c’est pas le moment car c’est celui de partir rejoindre la
compagnie des folles au club du troisième âge de la maison d’action civique et
sociale pour le bien de la population rurale en zone de désertification
accélérée (M.A.C.S.B.P.R.Z.D.A.). On y a un entraînement à la belote coinchée
avant le grand tournoi intercantonal du mois prochain. On aimerait bien ne pas
finir derniers comme chaque fois. Et cette fois-ci on a débauché un coach super.
Elle a fait partie de l’équipe qui, l’année dernière, a failli parvenir en
demi-finale du tournoi d’élimination au championnat régional. En tant que
suppléante adjointe à la remplaçante en titre, je me dois de participer à
l’enseignement des techniques d’intimidation et de dissimulation qui font que
la belote coinchée ressemble beaucoup au poker d’as.
Je rentre à la maison
vers 17 h 30, épuisée de l’effort de concentration. Je mets au clair mes notes,
mémorise la stratégie qui ne doit pas faire oublier la tactique. C’est ce qui a
permis à Napoléon de gagner à Austerlitz ne jamais l’oublier, nous a martelé le
coach qui connaît tout sur tout. Je savais pas moi que Napoléon avait été jouer
à la belotte coinchée à Austerlitz, salle Wagram aurait été plus près de
l’Élysée.
Je repars au jardin car l’arrosage des fleurs ne veut pas
attendre et il va être 19 heures. Monsieur, après ses discours et une partie à
La Boule joyeuse il, va réclamer à corps et à cris son boire et son manger
comme si j’avais eu du temps à passer dans la cuisine. Je me dépêche donc avant
qu’il arrive. J’ai même pas le loisir de vous offrir un petit gâteau, une eau
de vie, une cerise ou un café. Ça aurait été de bon cœur, mais comme vous
l’entendez, j’ai pas une minute à moi pour pouvoir vous la donner à
vous ».
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