Comme, chaque fois que je ne fais pas autre chose, je consultais quand, bousculant la file d’attente, un client fait irruption dans la salle d’examen, expulse
le client que j’étais en train de guérir et me dit, m’agrippant au revers de ma
redingote : "docteur, sauvez-moi". Le cas, manifestement, était
désespéré, la situation urgente, une intervention s’imposait. Je change de coté
le tapis de sol, installe dessus le forcené après l’avoir assommé et attends son réveil dans le bruit de la colère de l’émeute que des clients de dehors spoliés
d’un tour ne se gênaient pas de faire sans égard pour la tristesse du sire en
train de se réveiller.
- "Docteur, sauvez-moi".
Il avait de la suite dans les idées et savait ce qu’il
voulait.
- "Je vous écoute".
- "Je vous écoute".
- "Comme vous me voyez, je suis ni or ni car, mais quelqu'un de très banal, le quidam du coin, l’inconnu du 3, transparent, anonyme, invisible. Ça, c’est pour mon extérieur, mais à l’intérieur, ce n’est pas
moi. Je suis tout le contraire, d’où le drame, ma tragédie, un enfer. Vous
verriez un surhomme, une perfection, un concentré, un condensé de ce qui, depuis Adam, s’est fait de mieux dans
le genre mâle et humain.
Vous admireriez un beau mec qui ressemble à Delon, à Cooper, à Clooney, avec la
démarche de Bebel, l’allure de Jourdan. un mètre 90 de muscles et de nerfs d’acier.
Mais ce n’est rien avec tout ce qui habite ma tête. Toute la philosophie, toute
la littérature, la musique, les mathématiques, la peinture me sortent par les
yeux, les oreilles, m’agitent les mains, les doigts. Je ne tiens pas en place,
je cours du piano à la planche à dessin, de l’écritoire au chevalet, du bloc de
Carrare au piano et la ronde ne s’arrête pas. Je n’en peux plus. Je ne fais rien, passant du
coq à l’âne. Les idées s’enchaînent, s’enchevêtrent.
Faites- moi redevenir celui que vous voyez ".
Manifestement ce monsieur était ce qu’il paraissait être:
un possédé. Le délire mystérieux qui le paralysait et l’hallucinait le faisait
entrer dans la catégorie bien connue des individus à personnalités multiples. Il
se distinguait de la routine par la variété et l’authenticité des sensations
éprouvées et qu’il n’arrivait ni à contrôler ni à assumer. Je comprenais parfaitement sa frustration, sa
colère à ne pouvoir satisfaire tous les
dons qu’il sentait bouillir en lui, son impossibilité de satisfaire toutes les
entités qui se bousculaient dans son intérieur et qui voulaient s’exprimer :
composer, écrire, jouer, chanter, sculpter, se faire aimer, admirer etc.…
Sa résistance m’étonnait et qu’il eut dans un instant de
lucidité trouvé mon chemin.
J’avais déjà traité des cas désespérés, mais celui- ci
était "épatant".
Pressé, je n'ai attendu que la fin de ma première expiration
pour trouver l’inspiration. Elle m’est toujours fidèle.
- "Vous avez eu raison de venir, je peux tout pour vous. Vos personnalités sont
trop riches pour un seul homme.
Dans votre malheur, vous avez eu la chance extraordinaire, peu l’ont, de vous sentir ce que tout le monde désire sans jamais l’obtenir : grand,
beau, intelligent doué en tout, sachant tout. Il n’y a qu’un dieu qui puisse
prétendre à une telle perfection. Vous n’êtes pas assez fou pour y songer.
Heureusement , dans ce cas je n’aurais rien pu pour vous.
Je vous conseille de profiter au maximum de l’opportunité
inespéré, mais avec tact et mesure, vous montrer raisonnable.
Vous ne serez jamais James Bond ou Petipas, rien ne vous fera grandir de 20 centimètres (vous êtes trop vieux pour l’hormone de croissance). Je ne vous vois pas non
plus en Mozart ou en Léonard de Vinci. Ils sont inégalables, vous ne pourriez
pas faire mieux. Compte tenu de votre âge, de votre de santé qui n’est pas
brillante, je vous recommande une activité reposante, avec un travail assis, ni sculpture, peinture, mais l’écriture..... oui, l’écriture sera l’option
idéale, mais de celle dont vous vous sentez possédé : la Grande qui
ouvre l’Académie, donne le Nobel, fait gagner le Goncourt.
Le traitement est simple : vous prendrez 10 gouttes
matin, midi et soir de cet élixir dans un verre d’eau tiède de la dernière pluie,
avant les repas . En 8 jours, vous serez
débarrassé de vos fantasmes sauf de celui qui va vous apporter la paix, la
gloire, la fortune avec un livre tous les 2 ou 3 ans. Vous n’aurez qu’à suivre
les indications du Proust que je vous ai conservé".
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