LES MNÉMONISTES INTÉGRISTES
Pour gagner du temps, nous allons sauter des gains de
mémoire de plus en plus gros pour arriver au nec plus ultra c’est-à-dire à la mémoire absolue. Celle qui
accumule tout et n’oublie rien. À ce degré, elle est pathologique puisque de
plus en plus encombrante au fur et à la mesure que les jours passent. Le cas
est extrême mais bien étudié (LURIA A.R. « Une prodigieuse mémoire »,
Ed. Seuil, Paris 1995).
Nous nous y attacherons simplement pour faire prendre
conscience que ce type de mémoire même à des degrés inférieurs mais cependant
conséquents fait partie des catastrophes naturelles contre lesquelles il est
impossible se de prémunir et qui, si on a un peu de sensibilité, ne peuvent que
conduire au malheur absolu.
Il n’y a que des personnalités d’exception, comme le ravi du
village qui peut y trouver un avantage. Faute de mots pour en faire part, celui
que l’on avait rencontré dans un village de Haute Provence n’a pu faire
partager son bonheur. À son sourire béat on imaginait cependant la profondeur
de son ravissement. Prenant tout en bien, les coups de savate pour des
caresses, les engueulades pour des compliments, il ne connaît ni la peur ni la
tristesse. La vie est une joyeuse comédie, pleine de rires et tous ses
souvenirs sont des babas-au-rhum.
La mémoire exceptionnelle est une mémoire, hélas, non
discriminatoire. Elle enregistre tout, du début à la fin : moments de plaisir,
de joie, de découverte et tous les autres, ceux qui ont fait pleurer de honte,
de désespoir, de douleur, les mauvais souvenirs faits de cauchemars, d’horreur,
d’abomination, d’échecs, d’accidents, d’incidents, de chutes, de ruptures, de
déceptions, de guerre, de chômage, de dépression…
Le rappel de tout fait revivre le passé même quand on veut
l’oublier. Il oblige à visiter, au hasard d’une réminiscence, des instants qui
ont laissé une blessure et que la mémoire remet à vif. C’est une opération
permanente sans l’anesthésie que procure la mauvaise mémoire qui entoure tout
d’une brume, de flou, qui lui fait perdre sa réalité, sa cruauté.
On vieillit sans trop se détester simplement parce qu’on arrive à faire semblant d’oublier toutes les saloperies, les vilenies, les avanies, les mensonges, les faiblesses, les lâchetés qu’on a accumulé depuis le début. Elles sont supportables parce qu’elles se sont étagées au fil des ans, de temps en temps.
Mais la mémoire ne fait pas le détail. Tout est là, d’un seul coup et ça fait beaucoup et mal. Trop pour un seul homme, une faible femme. Comment est-ce possible ? Je ne m’en aperçois qu’aujourd’hui et j’ai heureusement oublié le pire. Quel beau salaud, quelle belle salope j’ai été et je continue, probablement, à être.
Le marchand d’oubli, miséricordieux, passe heureusement pour la plupart et on oublie les sales moments, privilégiant les beaux, ceux qui permettent de se supporter, même, pour certains du genre Narcisse, de s’aimer. Mais ceux qui nous intéressent, qui ont une mémoire en Giga-octets, ils revoient tout, en paroles, images, musique, une intégrale en v.o., en accéléré. Cette réminiscence des souvenirs à supprimer rend la vie épouvantable et malheureux ces mémoristes intégristes. La mémoire instantanée du poisson rouge doit leur paraître miraculeuse. Les pauvres en mémoire montrent une nouvelle fois leur supériorité sur les riches. Pour vivre heureux il faut non seulement se cacher, mais être amnésique.
CONCLUSION
La vérité est dans l’entre-deux. Si la béatitude était le
bonheur, l’amnésique serait plus heureux que le mnémoniste et le serin plus
chanceux que l’éléphant. On peut en douter. Comme tout contient son contraire, que
la pitié est dangereuse, la charité une posture égoïste, le succès une roche tarpéienne,
la mémoire est la langue d’Ésope : la meilleure et la pire des choses. Son
absence chez l’un, son excès chez l’autre rendent malheureux les deux. Elle
noie ou assèche la seule qualité qui importe : la réflexion. Elle empêche,
pour les mêmes raisons, la comparaison qui seule permet la critique, l’autre
vertu valeureuse. Mnémée n’est infernale, comme Clio n’est abominable (Cioran)
que dans ses excès. Que Zeus nous en garde !
FIN