LE BOUC-ÉMISSAIRE

Plus que l'homme providentiel, sauveur de la patrie en danger, que le champion toutes catégories, que le nec plus ultra, que le bienfaiteur de l'humanité, l'exemple à suivre, la société a besoin d'un bouc-émissaire. C'est un personnage clef, indispensable, irremplaçable, providentiel qui a sa place dans la vie politique, religieuse, sociale. Il cristallise toutes les oppositions, les haines, les opprobres puisqu'il est responsable, par définition, de tout ce qui ne marche pas. Sa responsabilité est entière, indiscutable et il ne s'en défend pas car il ne sait pas pourquoi et de quoi on l'accuse, son innocence étant sa seule défense incapable de s'opposer aux accusations étayées et circonstanciées établies par l'avocat de la partie civile. Il est l'unique responsable, par personne interposée, de la faillite, de la déroute, de l'échec.

Voyons comment les choses se passent en pratique à un niveau collectif. Monsieur de la Fontaine a fort bien décrit le processus dans sa fable "Les animaux malades de la peste" et crions aussi haro sur le baudet. Prenons un autre exemple au hasard, la France par exemple. Voila un pays qui n'a pas à se plaindre  de son climat, de sa position géographique, de son histoire qui a connu des bas mais aussi des hauts, d'une culture potable, d'une cuisine comestible, de vins buvables, d'une équipe de foot et de rugby qui a en général de bons résultats en coupe du monde. Elle a donc presque tout pour être heureuse et se sentir confortable et bien, non, elle déprime, se sent mal, se fait des reproches, broie du noir, désespère, a du vague à l'âme et j'en passe. Plutôt que se reprocher d'être irresponsable, inconsciente, paresseuse, elle se trouve plein de boucs-émissaires coupables de tous les maux qu'elles n'arrivent pas à supporter: on a :

- pour la droite, ce sont les immigrés et la gauche des socialistes,

- pour la gauche, ce sont les riches,  

- pour  les deux, c'est Macron,

- pour les femen, ce sont les hommes,

- pour la Licra, c'est Dieudonné et les antisémites,

- pour les écologistes, ce sont les automobiles à pétrole, le Roundup, 

- pour les intellectuels, c'est l'intelligence artificielle,

- pour le pape, c'est la curie,

- etc...

Le processus est le même dans le privé. Le bouc-émissaire sert de bête noire. C'est en fait une vraie ménagerie qui empêche d'être heureux, de réussir, de réussir aux examens, aux concours. Il y a les grands classiques: le petit dernier qui accapare l'amour de papa et maman, la méchante maitresse d'école qui n'est pas gentille, le prof de maths qui ne sait pas expliquer les théorèmes et les équations ou qui ne s'intéresse qu'aux surdoués de la classe, la montre qui retarde  et fait louper le rendez-vous, le point de côté ou la crampe dans le mollet qui a fait abandonner la course à pied etc...

Le bouc-émissaire doit sa popularité à sa fonction : il est l'excuse parfaite, dédouane,  et libère. Sa notoriété a décollé avec la psychanalyse qui en a fait un objet thérapeutique avec son avatar: le transfert. Il est une base des travaux de Girard, de Durkheim, de Lévy. Il régule la cohésion sociale, participe à la défense collective,  canalise les tensions, détourne l'attention. C'est à lui que nous imputons notre paresse, notre bêtise, nos échecs, notre incapacité à jouir de la vie, à en profiter, à sauter sur les bonnes occasions. Nous lui substituons l'arbitre, le prof, le grain de sable, le hasard, l'état, la pluie, le vent, les autres. Le bouc-émissaire a été inventé pour être le coupable parfait: inoffensif.