Ou l’origine des malheurs du monde
CHAPITRE III
NAISSANCE DE LA RETENTION DES SENTIMENTS
L’allégresse
devrait entourer la puberté, accompagner l’adolescence. Son contraire, la
morosité, les escorte. Elles sont vécues comme le temps des épreuves, celui de
l’âge ingrat Les parents se résignent à l’inéluctable, appréhendent ce qu’ils
devront endurer. L’enfant l’aborde en aveugle, ignorant ce qui l’attend,
heureux de quitter le clan des petits pour les grands, inquiet du prix qu’il
devra payer le passage, inconscient du challenge qu’il va affronter, à aucun
moment – et par personne – ces années-là ne sont ressenties, vécues, savourées
comme le cadeau sans prix de la nature.
L’entourage,
bien plus, assiste à la transformation inquiet, étonné, réprobateur, parfois
narquois. Il ne se sent pas directement concerné par l’épreuve que subit le
garçon ou la fille. Il s’ingénie plutôt à s’opposer aux conséquences et à
1’expression de la mutation dont il ne comprend pas l’enjeu. Il y résiste, ruse
à la façon des vieux pays coloniaux qui refusaient l’indépendance à une jeune
nation. Parfois il croit triompher. Souvent la métamorphose, par sa faute,
n’est qu’à moitié réussie au terme d’un combat larvé, mesquin, terrible.
L’attitude
inverse qui témoignerait d’un empressement à clore la phase d’émancipation peut
se voir. Elle donne à l’adolescent la certitude d’un rejet. Elle est encore
plus conflictuelle.
Une
compréhension si médiocre d’un phénomène crucial explique l’indifférence
ennuyée qui préside à son déroulement. La mission du père et de la mère, serait
d’être le guide bienveillant, attentif, disponible qui explique, rassure,
dédramatise, respecte .
Les
causes ne sont plus ressenties dans l’inconscient d’un cerveau immature. Elles
sont connues avec précision. C’est l’angoisse née d’un corps qui se transforme,
un père qui condamne des cheveux longs, les mauvaises notes scolaires, les
silences aux questions, la musique trop forte, les sorties nocturnes, les amis.
Le professeur, le patron ont des mots, des gestes, de réflexions qui blessent,
parfois sans le savoir mais parce que c’est un moment d’intenses perceptions,
de découvertes, de significations jusqu’alors cachées, d’associations d’idées
qui donnent aux attitudes, aux paroles un autre sens. La persécution, présumée
ou réelle, se renforce des frustrations que toutes les envies inassouvies
sécrètent en permanence.
La
conviction de n’être plus aimé bouleverse l’adolescent qui se sent abandonné.
Ce sentiment peut naître de la réaction des parents dont le monde intérieur
reste immobile face à l’être en mouvement. Le désir d’être aimé tel qu’il
devient est aussi fort que celui qu’il avait quand, nourrisson, il ne faisait
qu’un avec sa mère. Le déchirement entre cette aspiration et la nécessité de
répondre aux exigences nouvelles réveille le complexe de persécution qui lui
faisait rejeter parfois le sein de sa mère avant même la satiété. La faute du
trouble est attribuée à l’autre et le rôle de victime peut être délectable. Les
récriminations, les disputes, les colères, les punitions, les admonestations
dont cette période s’enrichit de toutes parts sont supportées à un stade de
conscience, répétées par le monologue intérieur et d’autant plus facilement
mémorisées qu’elles éveillent des fantasmes inconscients. La certitude se
fortifie tout au long de ces expériences que la confiance, l’amour lui ont été
mesurés, parfois refusés par ceux qui les lui avaient donnés. Leur crédit est
entamé, le scepticisme est né. La chance de retrouver une complicité voisine de
celle que le bébé avait avec sa mère disparaît. La situation est en opposition
complète avec le souvenir inconscient de ce qui s’était passé à ce moment-là.
Cette rupture du couple enfant-parents rend cette deuxième naissance beaucoup
plus douloureuse, angoissante et déprimante. Elle convainc pour toujours qu’une
parfaite communion avec l’autre est impossible et que la recherche est vaine.
C’est la raison de la solitude qui poursuit tant d’hommes et de femmes.
Des
conditions extérieures idéales ne suffisent pas à assurer l’harmonie du
caractère, des facteurs internes, innés interviennent à toutes les époques. Les
pulsions destructrices faites d’avidité, d’agressivité, d’incapacité de
reconnaissance et d’amour naissent de la frustration qui suit la privation et
ne s’apaisent pas à sa cessation. Elles sont à l’œuvre dans beaucoup de
scénarios de l’adolescence.
L’affection,
la compréhension des parents ne lèvent pas toujours la suspicion et le
ressentiment. Les bonnes raisons de s’opposer à des envies dangereuses ou
extravagantes ne sont pas toujours admises. Le refus est vécu comme une
persécution.
L’adaptation
correcte du nouveau-né passe par l’introjection de la bonne mère à son monde
intérieur. Elle est un des moyens de l’adaptation sociale et ne cesse pas tout
au long de la vie. Elle a un autre paroxysme à la puberté. Si l’objet de l’introjection
devient mauvais comme peuvent être ressentis des parents hostiles, des
professeurs hargneux, le monde extérieur subit une pollution qui compromet cette
la relation. L’exacerbation des émotions et des sentiments de ces moments-là
est telle que l’empreinte est profonde et elle survit. L’autre sera vu comme un
gêneur, un ennemi.
L’inadaptation
à la société des parents est augmentée par la projection de modèles
contestables et contestés. Elles expliquent la vigueur et la rapidité des
engouements et des répulsions. Elles font prendre l’habitude de prêter aux autres
ses propres sentiments et en retour de modeler son comportement sur ce qui est
devenu un postulat : « Je
trouve X peu sympathique. Il doit trouver que je le suis aussi, donc je vais
lui témoigner de l’antipathie ». Cette construction arbitraire, impressionniste
est souvent reprise dans les manifestations de la rétention des sentiments.
La
dépendance de l'enfant ayant été remplacée
par l’autonomie - au moins psychologique - de l'adolescent, le
danger paraît moins grand de répondre à l'hostilité supposée ou déclarée des
autres par la même attitude, voire en la radicalisant. C'est le temps des
fugues, des départs. L'actualité rapporte parfois une issue encore plus
dramatique. Sans atteindre en général des degrés aussi dangereux, il en reste
souvent quelques souvenirs. Ils surgiront dans la vie adulte, en prêtant aux
autres des intentions malveillantes.
L'adolescence
est un entre deux qui sépare l'enfant de l'adulte. Le statut d'individu
responsable et indépendant ne sera atteint qu'après qu'il ait évacué ce qui le
tenait attaché au confort et à la sécurité d'une relation parentale forte et
exclusive. La rupture est nécessaire, programmée par les armes que la nature
lui donne dans le même temps. Cette période n'est pas sereine car des aspirations
aussi inconciliables meurtrissent. L'ennemi est intérieur; il attaque des liens
anciens, forts, bouleverse le système des valeurs et des références.
L'adolescent abrite ainsi un potentiel destructif. Il en est la première
victime et la souffrance morale est à la mesure du combat. Cette pulsion
autodestructrice mais qui n'épargne pas les autres affronte aussi un chevalier
blanc. Il est l'alternative espérée, la force qui doit permettre à l'adolescent
de surmonter les épreuves et de triompher finalement des obstacles.
Le
triomphe est rarement parfait, tant le parcours est difficile. Le plus souvent
il ne s'agit que d'un armistice car les forces négatives sont prégnantes.
L'insuccès n'est jamais reconnu comme tel car une autodéfense se met en place
afin d'excuser l'échec.
Le
responsable le plus commode est l’autre et il ne cessera d’être appelé comme
alibi et repoussoir chaque fois que le besoin s’en fera sentir. Une hostilité
de principe lui est acquise.
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