Ou l’origine des malheurs du monde
CHAPITRE II
L’ENJEU DE LA MÉTAMORPHOSE
Autant que la fusion des gamètes qui débute
l'aventure humaine dans le plaisir et la mort qui la clôt dans l'affliction et
la peur, comme la naissance qui mêle douleur, espoir et joie, la puberté est
une étape extraordinaire qui permet à son héros de forger une personnalité
capable d’affronter l’aventure solitaire qu’est la vie.
La subtilité du processus, l'incroyable complexité
des réactions en chaîne qui le contrôlent, l'activation ou la réactivation
d'organes inachevés, quiescents, leur efflorescence, la dynamisation d'un
cerveau jusqu'alors limité mériteraient un enthousiasme, une ferveur, un
respect à la mesure d'un tel cadeau.
Ce changement, fruit d'un flux hormonal révèle un
nouveau corps, une sexualité. Il enrichit la psychologie, développe l’intellect,
permet une prise de conscience de soi et de l'autre. Un nouvel individu est
crée, doué de performances qui le rendent étranger - sans amnésie - à l'enfant
qu'il était. Une nature inconnue prend possession de lui. Elle soumet
l'adolescent à un bouillonnement émotionnel, idéique, physique, sexuel à la
mesure de la nouveauté qu'il expérimente.
Le tumulte intérieur est à son comble. Il ne
retrouvera jamais cette richesse. La conversation avec soi est permanente.
Cette effervescence n'est qu'un aspect de la transmutation qui permet la
réalisation du projet grandiose: passage de l'état d'assisté, de dépendant et
dans beaucoup de domaines d'incapable à un statut d'autonomie, de
libre-arbitre, de jugement, d'esprit critique, de créatif, de travailleur, de
procréateur. Il faut beaucoup de superlatifs pour évoquer les merveilles qui
s'accomplissent.
Leur but est simple, précis, irrémédiable. Aucune
espèce n'échappe à la loi. Elle pousse l'oiselet auquel on a appris à voler et
à trouver sa nourriture à quitter le nid, le louveteau la tanière pour la
meute, le brocard à rejoindre la harde.
La réponse des autres et la qualité de la
communication conditionnent pour une grande part la façon dont l’adolescent va
vivre son changement et s’adapter. Sa situation est étrange : il va devoir
abandonner la tranquillité d’un monde où tout était axé sur la sécurité de la
relation parentale pour affronter seul la dureté d’un extérieur dont il ne
possède pas les clefs. La cassure n’est pas brutale, un apprentissage est
prévu, de nouveaux outils lui sont donnés dans une progression harmonieuse. Il
est dommage que, dans la plupart des cas, aucune voix, aucune explication,
aucun avertissement ne le prévienne, le mette en garde. Les parents,
l’entourage, la société ignorent ou préfèrent ignorer que la nature les a mis
là pour être les mentors de la métamorphose.
Les parents avaient tenu leur rôle avec brio,
attendris, désarmés par la faiblesse et la dépendance du nourrisson à l’âge où
s’incrustent les racines infantiles du monde adulte. Le nouveau-né avait créé
un système de défense et d’attaque pour survivre. Il vivait une situation
pénible, dangereuse, guetté par la mort, chassé du confort de la mère pour
l’hostilité extérieure. Une angoisse persécutive inconsciente aurait là son
origine. Un mécanisme d’adaptation permet à la vie de triompher. L’introjection
de la bonne mère (celle qui donne le sein, réchauffe, protège, cajole, fait
oublier la faim, le froid, la soif, le noir, la douleur, la solitude) à son
monde intérieur lui permet d’incorporer progressivement le père et les autres
individus. Sans davantage de connaissance, sans éducation, instinctivement et
avec seulement de rares exceptions, la complicité des parents et de la société
avait été acquise sans réticence, avec enthousiasme même, avec un excès de zèle
souvent.
L’adolescent ne bénéficie plus de la même
disponibilité. Son nouvel avatar – la puberté – est pourtant l’actualisation
d’une situation qu’il avait déjà vécue. Le remake en emprunte beaucoup de
procédés. Les scènes sont seulement jouées sous l’éclairage éblouissant d’une
intelligence opérationnelle, d’une conscience toute neuve de la réalité et
l’aide d’une dialectique qui n’a rien d’un vagissement.
Le changement supprime un statu quo aussi confortable que celui que venait de quitter le
nouveau-né. Avec beaucoup de souffrances, d’aléas, l’enfant avait conquis un
équilibre et une sécurité dans le cocon familial. Il acceptait et recherchait
la dépendance des parents. Elle était le gage d’une protection octroyée sans
partage. Le temps a passé, la puberté fournit à l’adolescent une nouvelle
dimension. Les parents et tous les adultes n’apparaissent plus si admirables et
respectables au fur et à mesure que les différences s’estompent. Leur force
n’est plus évidente tandis que leur faiblesse le devient. Rien ne vient
compenser la perte des certitudes. L’hostilité du milieu jusqu’alors masquée
par l’écran familial et les préoccupations ludiques de l’enfance s’impose. Le
moment est aussi celui des choix : l’entrée dans le monde du travail pour
les apprentis, la lutte des examens et des concours pour les plus favorisés. Le
futur n’est plus l’infiniment lointain. La pression parentale, les difficultés
scolaires, les contraintes sociales, les pulsions sexuelles mal satisfaites
s’accumulent dans une espèce de conspiration qui recrée les circonstances de
l’angoisse des premiers jours.
Accompagner, favoriser, encourager, aider le
cheminement indispensable, pénible, dangereux, exaltant devrait être
l’obsession du père, de la mère, de la société. Quelle preuve d’amour plus
grande, quelle tâche plus noble et nécessaire, quel renforcement de la
gratitude que la délivrance d’un homme, d’une femme sans griefs contre personne,
prêt à collaborer avec tous.
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