Personne ne connaît la date de l’origine des malheurs du
monde ni ses causes. Les paléontologues et les archéologues fouillent le sol,
les généticiens interrogent le génome à la recherche d’un croisement d’un
hominidé avec un lémurien bête et méchant. Seuls les théologiens ont, dans le
passé, donné une explication ex-cathedra dont le lyrisme poétique est
aujourd’hui reconnu à sa vraie valeur.
J’ai une opinion sur le sujet et comme la liberté
de penser est en sursis précaire je me dépêche de l’exposer et d’ajouter aux
chapitres précédents celui d'aujourd’hui, où la constipation des sentiments et
son commensal, le mépris, sont à l’œuvre dans le monde du travail.
LES AVATARS DE L’ADOLESCENCE
Ou
l’origine des malheurs du monde
CHAPITRE X
LE MONDE DU TRAVAIL
La lutte des classes, les conflits syndicaux sont les champs
d'action d'antagonismes dont l'émergence, le développement ont les mêmes origines. L'identification
des partenaires au schéma traditionnel est facile. D'un côté, les salariés revendiquent - selon les
cas - une amélioration des conditions
de travail, une réduction de sa durée, une augmentation des
salaires et, parfois formulée, toujours sous-entendue, une juste prise en considération de leur rôle afin de ne pas être relégués au rôle d'une force de production à laquelle on n'explique pas
les orientations, les projets, les résultats. Ils souhaitent en général être associés aux décisions qui mettent en jeu
l'avenir de l'entreprise puisque leur vie professionnelle en dépend. Ils représentent donc des hommes, des
femmes en situation de demande. Leurs positions sociale, culturelle,
sociologique les placent face à d'autres hommes et femmes dont le pouvoir issu d'une hiérarchie et concrétise par des salaires, des
responsabilités, des diplômes est supérieur. Si nous gommons les âges, les lieux, les discours
et leur vocabulaire obligé, les piquets de grève, les séquestrations, les charges de
C.R.S., les négociations, nous retrouvons la situation de parents confrontés aux demandes d'argent, de
vacances, de sorties ou plus simplement de compréhension de leurs adolescents.
Il est parfois difficile de décider qui a tort et qui a raison. L'exigence peut être excessive, irrecevable si
l'argent fait défaut dans la famille. L'adolescent est déraisonnable dans ce cas de réclamer plus que ce que l'on
peut lui donner. Cependant s'il ne connaît pas l'impécuniosité du père parce que celui-ci n'a pas
pris la peine d'expliquer au fils ses difficultés financières et a fortiori si ce dernier voit que de l'argent est gaspillé pour des
dépenses
somptueuses, superflues, sa révolte est légitime. Ce canevas et ses variantes sont souvent à
l'œuvre dans le
début
d'une grève.
Le patronat n'a pas réussi, même dans sa forme de S.A.R.L.,
à
éliminer
de son comportement sa racine patriarcale. Il en a conservé des réflexes, des mentalités, des certitudes qu'il
modernise, poussé par la nécessité plus que par l'envie. Même l'exemple d'autres pays où un changement de
comportement a débloqué le dialogue social, où le patron a compris que sa
dignité
et son bilan financier faisaient bon ménage avec une juste considération des syndicats dont il
fallait favoriser le développement, n'a pas suffi, chez nous, à l'abandon d'habitudes venues
d'un autre âge. Son bilan est le même dans une famille où les parents imbus de leurs
prérogatives
ne prennent pas en considération les besoins multiples et nouveaux qui assaillent
leurs adolescents. La rancune peut s'accumuler et s’exprimera sous une forme ou
une autre tout au long de la vie; elle peut jaillir et exploser à la face des parents éberlués, confits dans leur bonne
foi, inaugurant un cycle de relations détestables dont personne ne
sortira indemne.
Cette tétanisation des partenaires sociaux sur des positions irréductibles n'est pas que la réactivation d'un antagonisme
parents/adolescents. Le mépris joue son rôle. Inavoué car obscène, il conditionne aussi,
cachée
derrière
les bonnes raisons financières, la position du patronat. L'appareil d'État est peu
disposé,
lui, pour les mêmes raisons, sauf quand l'urgence le contraint, à imposer une justice sociale
qui l'obligerait au même réajustement pour ses propres agents.
Le refus de relever de quelques pourcents un salaire proche
du salaire minimum signifie que la direction estime que l'ouvrier est justement
rétribué et qu'il n'y a pas lieu de
l'augmenter. Ce salaire représente une fraction de celui du PDG (parfois le millième) et
des cadres supérieurs qui décident de la politique salariale.
Le traitement est le reflet de la valeur. La décote du salaire du salarié de
base ne fait que refléter la prétendue différence de valeur entre les deux hommes.
L'art de vivre des dirigeants (distraction, appétit culturel, habitat,
voyages) ne peut se satisfaire d'un salaire voisin du SMIC. Il doit nécessairement être à la mesure de leurs besoins.
Mais que feraient, semblent-ils penser, d'une telle somme, des besogneux,
habitués
à
se satisfaire de choses simples, sans goût raffiné et dispendieux?
L'orgueil d'appartenir à une caste supérieure
et d'avoir conquis une telle situation est flatté, à la fois par le pouvoir de
l'argent et le pouvoir de décision.
La dialectique essaie de masquer cette réalité. Elle ne cache pas le mépris que suppose un tel
cynisme vis-à-vis de ceux qui sont considérés comme des sous-hommes.
On revit au 21ème siècle la situation du manant
face au seigneur. L’un vivait dans le luxe, l’autre survivait dans la misère.
Aujourd’hui ce n’est pas la particule qui fait la différence mais l’éducation,
le diplôme, l’orientation. À l’arrivée, l’opposition entre celui qui a le
pouvoir et celui qui le subit est aussi forte, aussi radicale et se manifeste
avec la même férocité, le même mépris et les mêmes conséquences. La fraction
qui a les clefs fixe elle-même le prix de sa domination avec des salaires qui
sont ceux qu’avaient les princes, se rétribuent en prébendes, en passe-droits,
en parachutes et retraites dorés, en avantages en nature, en stock-options, en
droit à l’impunité. Elle le fait car elle méprise ceux qu’elle exploite sans se
soucier de l’image qu’elle donne, sans s’inquiéter du prix qu’elle aura, un
jour, à payer.
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